Mardi 29 novembre 2011 à 1:41

48. Any where out of the world

(N'importe où hors du monde)

    Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit.  Celui-ci   voudrait souffrir en face du poële, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.

    Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.

    «Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'aller d'habiter Lisbonne?  Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard.  Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres.  Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir!»

    Mon âme ne répond pas.

    «Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante?  Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées.  Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons?»

    Mon âme reste muette.

    «Batavia te sourirait peut-être davantage?  Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale.»

    Pas un mot. -- Mon âme serait-elle morte?

    En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal?  S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. -- Je tiens notre affaire, pauvre âme!  Nous ferons nos malles pour Tornéo.  Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pôle.  Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant.  Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer!»

    Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: «N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde!»

Jeudi 8 juillet 2010 à 4:27

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,

Et fais-moi des serments que tu rompras demain,

Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse!

 

-

 

VI


 

MON RÊVE FAMILIER


 

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,

Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse?—Je l'ignore.

Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave; elle a

L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

-

Ces vers du fond de ma détresse violente.

-

VIII


 

L'ANGOISSE


 

Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs

Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales

Siciliennes, ni les pompes aurorales,

Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants,

Des vers, des temples grecs et des tours en spirales

Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales,

Et je vois du même oeil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie

Toute pensée, et quant à la vieille ironie,

L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille

Au brick perdu jouet du flux et du reflux,

Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.

-

II


 

CAUCHEMAR


 

J'ai vu passer dans mon rêve

—Tel l'ouragan sur la grève,

D'une main tenant un glaive

Et de l'autre un sablier,

Ce cavalier

Des ballades d'Allemagne

Qu'à travers ville et campagne,

Et du fleuve à la montagne,

Et des forêts au vallon,

Un étalon

Rouge-flamme et noir d'ébène,

Sans bride, ni mors, ni rène,

Ni hop! ni cravache, entraîne

Parmi des râlements sourds

Toujours! toujours!

Un grand feutre à longue plume

Ombrait son oeil qui s'allume

Et s'éteint. Tel, dans la brume,

Éclate et meurt l'éclair bleu

D'une arme à feu.

Comme l'aile d'une orfraie

Qu'un subit orage effraie,

Par l'air que la neige raie,

Son manteau se soulevant

Claquait au vent,

Et montrait d'un air de gloire

Un torse d'ombre et d'ivoire,

Tandis que dans la nuit noire

Luisaient en des cris stridents

Trente-deux dents.

-

Tout vous repousse et tout vous navre,

Et quand la mort viendra pour vous,

Maigre et froide, votre cadavre

Sera dédaigné par les loups!

-

NUIT DU WALPURGIS CLASSIQUE


 

C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre.

Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement

Rhythmique.—Imaginez un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

Des ronds-points; au milieu, des jets d'eau; des allées

Toutes droites; sylvains de marbre; dieux marins

De bronze; çà et là, des Vénus étalées;

Des quinconces, des boulingrins;

Des châtaigniers; des plants de fleurs formant la dune;

Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila;

Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune

D'un soir d'été sur tout cela.

Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique

Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air

De chasse: tel, doux, lent, sourd et mélancolique,

L'air de chasse de Tannhauser.

Des chants voilés de cors lointains où la tendresse

Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords

Harmonieusement dissonnants dans l'ivresse;

Et voici qu'à l'appel des cors

S'entrelacent soudain des formes toutes blanches,

Diaphanes, et que le clair de lune fait

Opalines parmi l'ombre verte des branches,

—Un Watteau rêvé par Raffet!—

S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres

D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond;

Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres

Très lentement dansent en rond.

—Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée

Du poète ivre, ou son regret, ou son remords,

Ces spectres agités en tourbe cadencée,

Ou bien tout simplement des morts?

Sont-ce donc ton remords, ô rèvasseur qu'invite

L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée,—hein?—tous

Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite,

Ou bien des morts qui seraient fous?—

N'importe! ils vont toujours, les fébriles fantômes,

Menant leur ronde vaste et morne et tressautant

Comme dans un rayon de soleil des atomes,

Et s'évaporent à l'instant

Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre

Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument

Plus rien—absolument—qu'un jardin de Lenôtre,

Correct, ridicule et charmant.

-

 

V


 

CHANSON D'AUTOMNE


 

Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Blessent mon coeur

D'une langueur

Monotone.

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure,

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure;

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deçà, delà,

Pareil à la

Feuille morte.

-

Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.

-

 

Plus rien que la voix célébrant l'Absente,

-

Tout en parlant avec componction de l'âme,

N'en médite pas moins ma ruine,—l'infâme!

-

Et tu trônes, Idole insensible à l'encens. -

-

NEVERMORE


 

Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice,

Redresse et peins à neuf tous tes arcs triomphaux;

Brûle un encens ranci sur tes autels d'or faux;

Sème de fleurs les bords béants du précipice;

Allons, mon pauvre coeur, allons, mon vieux complice!

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni;

Entonne, orgue enroué, des Te Deum splendides;

Vieillard prématuré, mets du fard sur tes rides:

Couvre-toi de tapis mordorés, mur jauni;

Pousse à Dieu ton cantique, ô chantre rajeuni.

Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Car mon rêve impossible a pris corps, et je l'ai

Entre mes bras pressé: le Bonheur, cet ailé

Voyageur qui de l'Homme évite les approches.

—Sonnez, grelots; sonnez, clochettes; sonnez, cloches!

Le Bonheur a marché côte à côte avec moi;

Mais la FATALITÉ ne connaît point de trêve:

Le ver est dans le fruit, le réveil dans le rêve,

Et le remords est dans l'amour: telle est la loi.

—Le Bonheur a marché côte à côte avec moi.

-

DANS LES BOIS


 

D'autres,—des innocents ou bien des lymphatiques,—

Ne trouvent dans les bois que charmes langoureux,

Souffles frais et parfums tièdes. Ils sont heureux!

D'autres s'y sentent pris—rêveurs—d'effrois mystiques.

Ils sont heureux! Pour moi, nerveux, et qu'un remords

Épouvantable et vague affole sans relâche,

Par les forêts je tremble à la façon d'un lâche

Qui craindrait une embûche ou qui verrait des morts.

Ces grands rameaux jamais apaisés, comme l'onde.

D'où tombe un noir silence avec une ombre encor

Plus noire, tout ce morne et sinistre décor

Me remplit d'une horreur triviale et profonde.

Surtout les soirs d'été: la rougeur du couchant

Se fond dans le gris bleu des brumes qu'elle teinte

D'incendie et de sang; et l'angélus qui tinte

Au lointain semble un cri plaintif se rapprochant.

Le vent se lève chaud et lourd, un frisson passe

Et repasse, toujours plus fort, dans l'épaisseur

Toujours plus sombre des hauts chênes, obsesseur,

Et s'éparpille, ainsi qu'un miasme, dans l'espace.

La nuit vient. Le hibou s'envole. C'est l'instant

Où l'on songe aux récits des aïeules naïves...

Sous un fourré, là-bas, là-bas, des sources vives

Font un bruit d'assassins postés se concertant.

-

Pensée, espoir serein, ambition sublime,

Tout, jusqu'au souvenir, tout s'envole, tout fuit,

-

 

Mais quand elle aimait, des flots de luxure

Débordaient, ainsi que d'une blessure

Sort un sang vermeil qui fume et qui bout,

De ce corps cruel que son crime absout:

Le torrent rompait les digues de l'âme,

Noyait la pensée, et bouleversait

Tout sur son passage, et rebondissait

Souple et dévorant comme de la flamme,

Et puis se glaçait.

-

Il faut nous séparer. Jusqu'aux jours plus propices

Ou nous réunira l'Art, notre maître, adieu,

Adieu, doux compagnons, adieu, charmants complices!

Vous pouvez revoler devers l'Infini bleu.

-

—Car toujours nous t'avons fixée, ô Poésie,

Notre astre unique et notre unique passion,

T'ayant seule pour guide et compagne choisie,

Mère, et nous méfiant de l'Inspiration.

-

Ce qu'il nous faut, à nous, c'est, aux lueurs des lampes,

La science conquise et le sommeil dompté,

C'est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,

C'est l'Obstination et c'est la Volonté!

-

Ce qu'il nous faut à nous, c'est l'étude sans trêve,

C'est l'effort inouï, le combat non pareil,

C'est la nuit, l'âpre nuit du travail, d'où se lève

Lentement, lentement, l'Oeuvre, ainsi qu'un soleil!

-

Pauvres gens! l'Art n'est pas d'éparpiller son âme:

-

Jeudi 8 juillet 2010 à 4:24

filiation.ens-lsh.fr/co/default.htm

Renvoi plutôt intéressant sur la notion de "chef-d'oeuvre", richement synthétisée. A mon sens, ce genre d'étude très normalienne ne fait que creuser (inutilement) le fossé écrasant qui existe malheureusement entre doxa (non au sens bourgeois qu'a développé Barthes mais dans une acception actuelle plus 'populaire') et recherche. Le site est très "ENS LSH" mais fait une piqûre de rappel sur quelques bons textes délicieusement virulents à relire (je pense notamment à "pour en finir avec les chefs-d'oeuvre" d'Artaud !).

Lundi 5 juillet 2010 à 0:22

"C’est un trou d’aiguille à la pellicule de civilisation qui nous cache le pandémonium dont notre vanité suppose que des cloisons d’univers nous séparent. Le redoutable moraliste des Diaboliques n’a voulu que cela, un trou d’aiguille, assuré que l’enfer est plus effrayant à voir ainsi que par de vastes embrasures."

Bloy à propos des Diaboliques de Barbey.
Extrait de Un Brelan d’Excommuniés Editions Albert Savigne, 1889.

http://etherial.cowblog.fr/images/Diaboliquesmanuscrit.jpgmanuscrit des Diaboliques


Samedi 3 juillet 2010 à 21:57

À Maxime Du Camp.
[...]

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !http://etherial.cowblog.fr/images/3733415254827374511246121984148077873604n.jpg

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d'autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin ! »

À l'accent familier nous devinons le spectre ;                                           
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

 

Charles Baudelaire (Correspondances)

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